Quatrième de couverture :
C'est un petit paysan, un enfant sensible, attachant. Il découvre le monde des adultes, la vie, la peur, la tendresse. Il se livre à ses premières expériences, douces-amères ou tragiques.
Enfant de troupe, il connaît la solitude, l'ennui, la cruauté de certains chefs, mais aussi l'amitié. Plus tard, avec le retour à la vie civile, c'est une autre forme d'ennui et de désespoir.
Mais il y aura cette ouverture, cette lumière possible que suggère une rencontre inattendue : l'épilogue, longtemps après, de L'année de l'éveil.
Je relève le col de mon pardessus, enfonce les mains dans mes poches, et le corps ramassé, marche d'un bon pas en direction de la gare. Le jour n'est pas encore levé. La place vide. Les papiers mêlés à la boue. J'apaise ma légère angoisse en ouvrant mes poings, en rejetant la tête en arrière, en me rappelant qu'on est dimanche, que je n'aurai pas à travailler, et que je vais prendre le train pour me rendre auprès d'elle.
Encore une demi-heure. Je n'en suis pas surpris. J'ai une telle peur de manquer le train que j'arrive toujours largement en avance.
Une dizaine de clochards, dont deux femmes, debout, en cercle, dans un angle de la salle des pas perdus. Frigorifiés, tête basse, ne parlant pas. À distance, je les observe un long moment, d’un regard fraternel. Peut-être ont-ils passé la nuit autour d’un brasero, sous un pont. Leurs visages, à tous, presque aussi noirs que leurs chapeaux. Je ne puis me rendre compte si celui que je connais se trouve parmi eux.
Dans le wagon, l’atmosphère surchauffée me lève le cœur. J’entre dans un compartiment vide et baisse la vitre.
Heureux d’être seul, de pouvoir me détendre, me réenfouir là où elle m’attend. Il n’y a guère que cinq semaines que je ne l’au revue, mais lorsque le train s’ébranle, la joie et l’impatience me suffoquent.
Lentement, le jour se lève, mais un brouillard très dense m’empêche de rien voir. Le train s’arrête à la première gare. J’ai un peu mal à la tête et je descends à nouveau la vitre. Le train repart.
Après quelques secondes, un jeune gars pousse la porte, traînant un sac encombrant, je m’en saisis et le pose sur la banquette. Il me remercie et nous engageons la conversation. Une vingtaine d’années, suédois, mais il parle bien le français, et il se met à ma raconter son voyage. Il rentre d’un long périple en auto-stop au Moyen-Orient, et je l’écoute avec attention et intérêt. Mon admiration l’écoute avec attention et intérêt. Mon admiration pour ces garçons qui, sac au dos et munis d’un plus que maigre pécule, ont le courage de se lancer au hasard sur les routes. Il convient que le plus difficile, ce ne sont pas les conditions très dures de voyage, mais l’angoisse qu’on éprouve à se retrouver seul et désargenté à des milliers de kilomètres de chez soi.
Dans le couloir retentit le son grêle d’une clochette, et je vois apparaître le petit chariot. J’achète deux sandwiches, mais n’ose pas les lui offrir et les pose à côté de moi.
-
- Et toi, poursuit-il, tu as voyagé ?
J’hésite à lui répondre. Il insiste.
-
- Oui, j’ai voyagé. Et je peux même dire que je continue. Sans trêve.
- Ah oui, lâche-t-il, alors que son regard se fait plus intense. Dans quel pays ?
- Dans un pays qui est presque toujours à ma disposition. Mais je ne parviens pas à le connaître, n’y même à m’y sentir chez moi.
Déjà le train ralentit. Je lui serre la main, en silence. Cette perplexité sur son visage. Et son regard qui interroge.
Alors que je marche le long du wagon, il baisse la vitre, et brandissant les deux sandwiches, me lance un vigoureux merci. Ce n’est qu’à cet instant que j’ai l’impression d’échapper à la ville, de me défaire de ce qui m’a assailli dès mes premiers pas sur le trottoir, au sortir de l’immeuble.
Mon car partira dans une demi-heure, et je gagne le café où j’ai l’habitude de me rendre.
La patronne est au bar et j’en ai déjà de la joie.
Quand elle m’aperçoit, elle vient à ma table, en souriant, et nous nous mettons à bavarder.
Sa voix un peu rauque. Des vibrations qui me conduisent très vite loin des banalités distraites que nous échangeons. Il y a tant de jours que je n’ai pas parlé avec un être qui ait un peu de plaisir à me voir. Sa belle poitrine, ferme et lourde, et l’envie d’y enfouir mon visage.
Elle me quitte pour un autre client. Plusieurs minutes s’écoulent avant que ne s’apaise le tumulte qu’elle a déclenché. Je bois mon café, allume une cigarette. Deux turcs sont assis à la table voisine. Silencieux, le regard vide.
[…]
Je suis sorti d’une librairie, et tout en marchant, me suis mis à lire le livre que je venais d’acquérir. C’était un jour d’automne, en fin d’après-midi. L’air était d’une grande douceur et la lumière commençait à se voiler.
Machinalement, sans trop savoir où j’allais, j’ai tourné à l’angle de la rue, et toujours plongé dans mon livre, me suis heurté à un couple. J’ai levé la tête. C’était elle. C’était lui.
Depuis que j’avais quitté Aix-en-Provence, quelques années avaient passées et je ne les avais jamais revus. Certes, je continuais de temps à autre à leur écrire, mais des lettres creuses, qui ne pouvaient que la décevoir. Devant taire ce qui m’importait, je n’avais d’autre ressource que de dire des choses banales, et ce n’était jamais sans un certain malaise que j’entreprenais de leur donner de mes nouvelles.
Elle était devant moi et mes yeux ne pouvaient se déprendre de son visage.
Incrédule, ravie, émerveillée, elle répétait :
-
- Mais c’est toi… c’est toi…
Elle s’est jetée contre moi. Puis ses mains étreignant mes épaules, elle m’a tenu devant elle, à bout de bras, comme si elle avait eu à se prouver qu’elle n’était pas victime d’une hallucination. Son regard scrutait avidement mon visage.
Le livre que j’avais m’avait échappé, et incapable de faire un geste, je ne le ramassai pas. Je demeurais bras ballants, stupéfié par l’inattendu de cette rencontre.
Je dus attendre quelques secondes avant de pouvoir articuler :
-
- Mais que faites-vous ici ? Vous êtes de passage ?
Ressurgissaient en désordre des visages, des noms, des lieux, des paysages, des événements… tout ce que ma mémoire avait gardé des huit années passées dans cette École.
Celui qui avait été mon chef de section était en civil et l’image que je gardais de lui correspondait mal à l’homme qui me faisait face. Je ne savais quelle attitude prendre. Il m’a ouvert les bras et nous nous sommes donné l’accolade. Je découvrais son nez et son faciès de boxeur, et immédiatement ont surgi en moi la salle de sports, le ring, le sac de sable, les gants accrochés aux murs…
-
- Tu as l’air en bonne forme… Tu ferais encore un poids moyen …
- Et vous chef, comment allez-vous ?
Son regard las, éteint, me reporta à ce jour où il avait été de retour à la caserne après une longue absence…
… il est lourd, si douloureux ce secret que je porte, avait-elle écrit.
Sept ans à nous aimer dans la peur, la souffrance, la culpabilité. Sept ans de désir, de dissimulation, d’espoirs déçus, d’indicibles instants de fusion, de plaisir, de bonheur volé…
Ma belle, mon incroyable et déchirante histoire d’amour avait échappé à l’érosion du temps, et elle ne cessait de brûler en moi à la manière de braises sous la cendre. Une douleur sourde, étouffée, qu’un rien éveillait, et aussitôt se mettait en branle la sarabande des souvenirs. Ils me restituaient mon adolescence, ma jeunesse, ce que la vie m’avait donné de plus beau, et les années qui s’écoulaient n'avaient pas le pouvoir de calmer ma souffrance.
Une lumière ambrée éclairait son visage et je la dévorais des yeux. Elle était encore plus belle que naguère. De fines griffures étaient apparues à l’angle de ses yeux, ses joues s’étaient légèrement creusées, mais le regard était aussi grave, aussi riche, aussi profond, et il me donnait à comprendre qu’il n’y avait pas eu de coupure, qu’elle demeurait celle que j’avais tenue dans mes bras, qu’en elle aussi les braises avaient continué d’entretenir le feu dont nous avions vécu en secret.
… je cherche à savoir si le chef sera de service. Je tire des plans pour qu’il te fasse sortir. Ces jours et ces jours à espérer une permission. Puis quand j’étais chez vous, cette tension de chaque seconde à atteindre l’instant probable où nous serions seuls. J’ai peur que ma vie s’achève par un fait divers. J’épiais chaque geste, chaque regard du chef. Mais il me fallait veiller à ce qu’il ne remarque pas que j’était toujours à le et me surveiller. Cette violence du désir qui me possédait alors que je ne pouvais poser sur toi qu’un regard sans expression. Et aussi cette flambée d’allégresse lorsque nous nous échappions sur la colline pour tout oublier et nous aimer avec une ardeur âpre, aveugle, insatiable. Je t’attends toujours avec la même impatience et la même angoisse… J’ai mal de tant t’aimer… Nos instants ivres, fous, déchirés, et quand nous redescendions j’étais pris de panique. Je savais que s’il nous avait découverts, tout aurait pu s’achever par deux coups de feu. Ce que nous vivons est si fort que je suis effrayée… Il est certain que je ne peux résister… Je ne t’ai pas dit ces heures d’angoisse quand j’ai admis que j’accepterais tout, qu’il me fallait prendre tous les risques…
-
- J’espère que tu regardes les matches à la télévision.
- Bien sûr chef. Et chaque fois, je pense à vous. Vous avez-vu lundi dernier ce magistral K.O. ?
Qu’a-t-il pensé quand elle et moi nous sommes jetés dans le bras l’un de l’autre, et a-t-il remarqué que notre étreinte a duré plus qu’elle n’aurait dû ?
Ces heures intenses que nous avons passées lui et moi sur le ring. Monte ta garde. Allonge ton gauche. Enchaîne mieux tes coups. Le gong. Les cordes. Les bruits mêlés de respirations, des coups échangés, des pieds glissant sur le tapis. Les rêves stupides qui étaient les miens, et quand je pense à celui que j’étais, je suis submergé de honte et de pitié.
Ces jours où le chef m’avait boudé, parce qu’en décidant d’abandonner la boxe, je l’avais terriblement déçu. Envahi soudain par le souvenir de ce qui s’était passé, je suis gêné, pris de remords, et si j’osais, je lui demanderais pardon. Étrange que je me retrouve en cet instant tel que j’étais alors, que je sois réinstallé dans une attitude de crainte et de soumission, que j’éprouve à nouveau ces sentiments de respect et d’admiration que j’ai eus longtemps pour lui.
[…]
Depuis mon départ d’Aix, j’ai bien souvent repensé à lui. Je ne suis jamais parvenu à la comprendre, à trouver un début d’explication. Mais cela ne me gêne plus. J’ai fini pas admettre que ce qui caractérise la plupart des êtres humains c’est une foncière incohérence.
En réalité, sous des apparences contraires, le chef était un être barricadé, qui ne livrait jamais rien de lui-même. Je n’ai pas à douter qu’il ait eu pour moi une réelle amitié, et pourtant, j’ai toujours perçu qu’en lui quelque chose refusait de m’accueillir, voire même me repoussait.
Étrange, oui, cet homme. Et encore plus étrange, plus inexplicable le fait que deux êtres aussi différents que vous aient dû vivre ensemble sous un même toit.
Ce soir d’hiver où je te quittais… Ce maudit mistral qui nous transperçait… Pourquoi la vie est-elle si triste, si amère, si cruelle, me demandais-tu d’une voix accablée.
CHARLES JULIET, L’INATTENDU,
Folio 1994, p.179-183, 203- 207, 210