Ce site dédié à l'oeuvre de Charles JULIET est un espace de documentation subjective et de rencontre entre ses Lecteurs et l'Association "La Cause des Causeuses", avec son accord, les principaux événements concernant son actualité éditoriale et ses rencontres publiques y ont été évoqués. Suite à son décès le 28 Juillet 2024, ce site est désormais consacré à la mise en valeur de son oeuvre.

En l'absence de Charles JULIET, hommage organisé par P.O.L à la Maison de la Poésie à Paris, lundi 9 décembre 2024 à 19h

 

CHARLES JULIET PAR SYLVA VILLEROT

 

"En l'absence de Charles Juliet"

soirée hommage à Charles Juliet à la Maison de la Poésie à Paris

 

le 9 décembre à 19h

 

avec Rodolphe Barry, Frédéric Boyer et François Busnel -

lectures par Anne de Boissy.

 

Soirée composée par Arnaud SchwartzMaison de la Poésie - Scène littéraire #charlesjuliet

 

 

Photo de Sylva Villerot  sur le site P.O.L 


Charles Juliet en son parcours, Rodolphe Barry, Mediapart

 

CHARLES JULIET PAR RODOLPHE BARRY

 

EDITIONS MEDIAPART  |  Couverture : Charles Juliet photographié par Benoît Linder

 

Ces entretiens, au terme desquels Charles Juliet confiera « Je suis allé aussi loin que je le pouvais », révèlent le cheminement qui a mené l’écrivain de ses années sombres à la sérénité. Revenant sur sa vie vouée à l’écriture, Charles Juliet évoque les épreuves, mais aussi les rencontres décisives qui ont jalonné son parcours vers ce qu’il nomme « la quête de soi ».

Charles Juliet est né à Jujurieux, et a vécu à Lyon où il est décédé le 26 juillet 2024 à l’âge de 89 ans. Il est l’auteur de poèmes, de textes pour le théâtre, de récits autobiographiques (Lambeaux), d’écrits sur les artistes (Rencontres avec Bram Van Velde), et d’un Journal qui compte dix tomes à ce jour. Son œuvre est considérée comme l’une des plus singulières de notre temps.

Rodolphe Barry est né en 1969. Il vit près de Troyes où il se consacre à l’écriture. Il est l’auteur, entre autres, de Devenir CarverHonorer la fureurUne lune tatouée sur la main gauche, ouvrages parus aux Éditions Finitude.


LETTRE à CHARLES | Anniversaire de naissance | 30 Septembre 2024

  Importation 5 MAI 2011 054 - Copie

Charles Juliet et Bernard Noël  (souvenir)

 

 "Les mensonges du moi. Ses ruses. Ses stratagèmes. Et comment le démasquer, quand il peut prendre l'apparence de ce qui ne naît que lorsqu'il a succombé" (Accueils Journal V  1994, P.O.L ,p.129). 

Cher Toi ,

    "Loin des yeux, loin du coeur", ce n'est certainement pas ce que je vais écrire. Tant pis si le contraire ne suscite pas l'adhésion de celles et ceux qui liront peut-être cette lettre à ta place. Je voulais saluer le quatre-vingt dixième anniversaire que tu n'as pas atteint et que pourtant tu n'aurais pas dédaigné commenter s'il t'avait été donné d'en tirer une quelconque sagesse. Je n'ai jamais trop cru à ta sagesse, seulement à ta résignation de plus en plus secrète. Tu as terminé ta vie dans une sorte de réclusion affective plus défensive que désirée. La vieillesse efface le meilleur de soi et même les mots donnés ou reçus. Elle rend vulnérable. "Je ne sais plus parler" me disais-tu. Tu périclitais. Tu es redevenu une page blanche. Ton dernier livre publié FRACTURE n'était pas de ton fait... Il n'y a pas lieu ici d'en étaler la preuve. Chacun.e s'en expliquera peut-être et bonifiera ce qui est possible de sauvegarder comme légende en mémoire de toi.

     Je t'écris désormais sans promesse de réponse mais avec la conviction que ton souvenir n'est pas sans effet dans ma voix. Je me suis approchée trop près de tes blessures et j'en ressens encore la double charge de détresse et d'espoir.  Je t'ai vu naviguer entre les deux extrêmes , ce que les livres ne disent pas aussi clairement puisqu'ils n'abordent pas de front le privé. Je ne suis pas la seule à me poser des questions et c'est ce qui console sans cicatriser. Je n'ai pas aimé ta façon de partir, ni tes obsèques, trop clivantes à mon goût. Mais tu n'as pas eu le choix, aussi je te laisse tranquille dans ton silence absolu. Tu n'as rien "voulu" sauf les apparences et les rites.

    Tes livres sont autour de moi car je parle souvent de toi. Je les ouvre au hasard, chaque fois en fonction des sentiments que je traverse. Je ne m'y attarde plus, je prélève ce qui pourrait être transmissible, mais cela ne vaut souvent que pour moi. Ton Amitié est "intacte" et indélébile. Elle me rejoint dans l'écriture sans l'accompagner désormais. Comme toi, j'apprends à prendre de la distance avec mes émotions les plus importantes. Je ne vise pas l'indifférence mais la différence de point de vue et d'analyse du passé commun, par bribes, par synthèses inopinées. Fréquenter un.e écrivain.e n'est pas reposant, exposant plutôt, à toutes sortes de joies et de déconvenues. C'est pourtant une chance que je ne regrette pas. 

    Ta mort est une coupure cruelle et sans remède. Je garde de toi l'image de ton dernier visage. Il m'a paru dévasté... La mort comme la vie n'ont pas d'égard pour les vivant.e.s, toutes deux les chahutent. Le temps adoucira la peine sans l'effacer je le sais, jusqu'à la fin du sillon. Le labour est toujours à recommencer saison après saison. Après nous d'autres laboureront. Je ne peux plus t'embrasser mais j'en rêve certaines nuits, malgré moi.  Je t'ai aimé grand vivant. Je ne suis pas la seule. Cela n'a plus autant d'importance. Les feuilles mortes se ramassent à l'appel...Tu vois je n'ai pas oublié...

 

Moi Lectrice

 

 


ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 04/09.08.2024 | REVUE LE CROQUANT N° 26 | Entretien avec Frédérique LIGNON | automne -hiver 1999-2000

       

LE CROQUANT N°26

 

 

Charles JULIET 

       

On n'est jamais trop humain...

 

              Charles Juliet est désormais connu, reconnu. En France et hors des frontières. Ses voyages en Espagne, en  Allemagne, au Mexique, au Japon, bientôt en Corée où deux de ses ouvrages vont être traduits, son travail  d'écrivain en résidence, ses participations à divers colloques, n'empêchent pas qu'il reste ce qu'il est : un homme rare, qui module ses mots et ses silences, un de ces "visages qui ne trahissent pas", pour reprendre une formulation de Camus.

        Son parcours qu'il assimile à un travail sur soin, nous l'avons revisité ensemble au cours d'un entretienn cernant à la fois le travail et l'homme au temps présent. Ce dossier en présente les grandes lignes. De la peur ontologique, de la culpabilité convertie en dynamique d'écriture, Charles Juliet a opéré le passage à une reconstruction, et au bonheur d'écrire. Tout est plus facile désormais ? Peut-être... parce que tout a été si difficile, longtemps indéchiffrable.

            Ce qui frappe en lisant Charles Juliet, ce n'est pas tant une pensée donnée qu'une réflexion à l'oeuvre dans laquelle est interpellé le lecteur. De même au cours d'une conversation ! L'interlocuteur est embarqué. Le voilà invité à faire la moitié du chemin, non par défaut; mais de surcroît. Charles  Juliet n'impose ni un nouveau langage ni d'autres clés, encore moins une mode, juste l'intensité d'une présence, l'évidence d'une obsession. Longuement, sa recherche fut indissociable du protocole du "Je", à peine un protocole, mais des poèmes, le Journal, quatre tomes parus à ce jour. Il écrit maintenant de la fiction, des nouvelles, une pièce de théâtre, variantes et explorations d'un univers personnel, une même source courante, enfin libre.

Frédérique Lignon

 

Entretien avec Charles Juliet  ( Extraits)

Recueilli par Frédérique Lignon

 

F.L   Partons du Journal". Vous l'avez commencé quand ?

C.J   Quand j'ai décidé de me mettre à l'écriture en 1957-58. Le tome IV s'arrête en 1998.

F.L   Vous préparez le tome V ?

C.J   Oui. Je travaille à parachever des notes. Ecrire un Journal représente un ancrage dans le réel. Au fond, l'écrivain est toujours témoin de son temps. C'est là qu'il trouve ses matériaux.

F.L   Vous étiez en résidence en Juillet 1999 ?

C.J   Oui, un mois au Mont-Noir, un mont des Flandres, à la frontière avec la Belgique, un lieu où Marguerite Yourcenar a passé son enfance. J'y étais avec trois autres écrivains, dont une italienne, un écrivain français et une romancière finlandaise. J'occupais une petite maison, l'ancienne bergerie du château. Mais celui-ci a été détruit pendant la guerre de 14-18, et il n'a jamais été reconstruit. Il n'en subsiste que la plateforme, sur laquelle il s'élevait.

       Il m'a fallu une dizaine de jours pour m'acclimater.

F.L   Vous avez travaillé quels textes ? Le Journal ?

C.J   Pas trop, j'ai surtout écrit un texte pour le catalogue d'une amie peintre brésilienne, Héloïsa Novaes. Elle va exposer au printemps à Paris. Au Centre culturel Latino-Américain. 

            J'ai également travaillé à des nouvelles, dont une, Mon ami Pierre, que le journal Le Nord, va publier en janvier prochain. 

F.L   Entrer dans un rythme, c'est important pour vous , même dans votre oeuvre ? Quel rythme ont vos journées ?

C.J   Il est toujours le même. Le matin j'ai du mal à démarrer, je ne fais pas grand chose. Quand je suis à Lyon, j'écris des lettres, puis je vais me promener, ou lire, éventuellement écrire dans un café. C'est un rite qui m'est nécessaire. Je rentre et me met à ma table. Je travaille les après-midi pendant trois ou quatre heures. Je travaille aussi le soir... si j'en ai l'énergie. Ecrire me fatigue beaucoup. Quand j'ai travaillé trois ou quatre heures l'après-midi, je n'ai plus assez d'énergie pour m'y mettre en soirée. Si je ne travaille pas, je lis. En fait, je suis toujours à ma table.

F.L   Vous êtes un lecteur à l'appétit énorme ?

C.J  Oui. A présent je me rends compte que j'ai passablement lu... peut-être pas toujours des oeuvres intéressantes mais enfin...

[...]

F.L   Vous participez à un colloque de psychanalystes et de spécialistes de l'enfance à Annecy, mi-novembre. Votre contribution est publiée plus loin. Quel rapport avez-vous à la psychanalyse. Est-ce qu'elle est importante pour l'écrivain que vous êtes/

C.J  Je ne connais pas suffisamment l'oeuvre de Freud et de Jung. Mais la psychanalyse est présente partout, dans les journaux, les magazines et j'ai absorbé pas mal de choses. Par tout le travail que j'ai fait sur moi-même, j'étais bien préparé à accueillir le peu que j'au pu recevoir.

F.L   Vous intervenez sur "la culpabilité". C'est le point de départ, une nécessité d'écriture ?

 

TEXTE EN COURS DE TRANSCRIPTION 

 

 


ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 28.08.2024 | MES CHEMINS | Entretiens avec Francesca PIOLOT| ARLEA | Octobre 1995

 

CHARLES JULIET MES CHEMINS

 

[ … ]

 

F.P          Est-ce que cette honte d’être écrivain que vous avez trimballée si longtemps ne pourrait pas resurgir un peu ?

C.J         Plus maintenant.

 

F.P         N’était-elle pas due au fait que vous aviez l’impression que ce n’était pas une chose utile, alors qu’on vous avait élevé, éduqué dans cette idée qu’il fallait être utile ?

            Vous commencez par faire médecine.

 C.J         Il y avait un tas de choses qui entraient en ligne de compte, dont il est difficile de parler. Je crois qu’une aventure ne peut pas se passer autrement, sans les difficultés du départ, qu’elles soient d’origine externe ou interne. C’est inévitable. Avant de se trouver, avant d’avoir de bonnes fondations, avant qu’on se soit créé les bons outils, il faut du temps, il faut échouer, il faut se chercher.

 

F.P         Ces thèmes dont vous parlez : l’errance intérieure, la difficulté de vivre, la fatalité de l’échec…

C.J         Tout ça, c’était vraiment au départ. Maintenant, je m’en sens très loin.

 

F.P         La mère ?  Près ou loin ?

 C.J         La mère, oui, elle est toujours présente.

 

F.P     La nostalgie d’un état où prendrait fin la frustration ontologique ?  Loin, près ?

 C.J         La nostalgie me constitue, elle est très présente.

 

F.P         La vénération pour les femmes ?

C.J         Oui. Parfois, on se moque un peu de moi parce que je suis porté à idéaliser la femme, mais c’est ainsi.

 

F.P         La merveille de la rencontre, de la fusion ?

C.J         Surtout de la rencontre. La fusion, c’est plus difficile. Je crois que la rencontre, c’est ce qui peut arriver de plus beau dans une vie. Par chance , grâce à l’écriture, il m’a été donné d’en vivre de très belles.

 

F.P         Les instants d’avidité, de délabrement et d’exultation ?

C.J         Le délabrement, encore une fois, existait dans les premières années. Maintenant, je ne connais plus ces états-là, c’est certain.

 

F.P         On vous voit rarement faire des pieds-de-nez ou des facéties. Si, une fois, quand vous envoyez un livre à Beckett avec un poème zen sur la barbichette du maître. Mais on vous voit écrire des poèmes d’amour. Et c’est ce qu’il y a de plus difficile.

 

C.J         C’est très difficile parce que dès qu’on veut écrire sur l’amour, ce sont les mots les plus éculés qui viennent, les plus galvaudés. Comment trouver des mots neufs mais qui demeurent simples, qui soient directs et intenses ? C’est ça, la grande difficulté : faire passer une émotion sans la déformer et sans recourir à des enjolivements, des mots superfétatoires. Moi je ne peux aimer que les choses qui ont un côté naturel, simple, je suis ainsi. Dès qu’une chose n’est plus simple, elle ne me convient pas.

 

F.P         Ces poèmes, vous avez dit que vous les écriviez en marchant. Très souvent, ils s’imposent à vous, comme ça, dans le rythme de la marche. Puis la nuit.

 C.J         Parfois, je suis réveillé par un poème qui est là, et qui se parle en moi. Dès lors, je n’ai plus qu’à le transcrire sur le papier. Pour la prose, il en va très différemment, il faut aller la chercher, l’accouchement est difficile, c’est plus complexe, plus long. Il faut travailler davantage. Un poème, très souvent, m’est donné en quelques secondes.

 

F.P         « L’Année de l’éveil », c’est un livre qui a été difficile à produire ? Il a été élu par les femmes, il a eu le prix des lectrices de « Elle ».

C.J         En fait, c’était le premier livre que j’écrivais. Les autres le « Journal », les poèmes, les petites études sur les peintres, c’étaient des textes courts, qui se sont écrits sans que je m’en rende compte ; au fur et à mesure que le temps passait. Mais « L’Année de l’éveil », il m’a fallu l’écrire jour après jour. Il y a même eu une longue coupure et j’ai failli ne pas pouvoir le reprendre.

 

F.P         C’était dur de se replonger dans ces choses sans se laisser entraîner ?

 C.J         Mon tout  premier livre – qui n’est jamais paru -portait déjà sur cette époque. Mais lorsque je l’ai écrit, j’étais encore plein de ressentiment, de violence et aussi de révolte. C’était un livre manqué. Pour « L’Année de l’éveil », j’avais enfin ce détachement qui me permettait de dire les choses avec sérénité. Il y a une grande différence entre dire, comme cela, parce qu’on traduit simplement quelque chose avec des mots à peu près adéquats, et cette écriture à laquelle je pense, et qui voudrait restituer avec son poids, sa texture… ce qui se présente à l’expression.

 

F.P    Donc, vous recommencez la même page tout le temps, patiemment, infiniment.

C.J    Jusqu’au découragement. Parfois je recopie jusqu’à huit, dix fois une page parce qu’elle est tellement illisible que ne m’y reconnais plus. A mesure que je corrige, elle redevient illisible, et je la recopie encore, mot à mot. Ça peut paraître un travail un peu insensé mais je ne peux pas faire autrement.

 

F.P    Vous lisez à haute voix ?

C.J    Je parle mentalement tout ce que j’écris. Je ne lis pas à haute voix, mais en moi. Tout est parlé. D’autre part n je n’ai aucun effort à faire pour retrouver le rythme parc qu’il est en moi. Les mots viennent tout naturellement, portés par ce rythme. Je n’ai pas à le rechercher. Je suis très soucieux de la musicalité, je recherche parfois des assonances, des allitérations… C’est vrai que pour moi, un poème, c’est quelque chose de bref, et si on ne l’enrichit pas au niveau de la forme, d’une manière très discrète, il risque de paraître pauvre.

 

F.P    Le poème est proche de l’ascèse que vous vous imposez ?

C.J    C’est vrai, j’aime bien écrire des poèmes. Mais maintenant, il ne m’en vient plus.

 

F.P    Ça vous a changé tous ces lecteurs ?

C.J    Ça ne m’a pas changé. C’est un peu ma vie qui a changé. Je suis moins dans l’ennui, moins dans la solitude, et par là même, je perds beaucoup parce qu’il est évident que cette voix intérieure ne fait entendre son murmure que lorsqu’on est dans le silence, lorsqu’on est attentif à ce qui se passe en soi. Cette nécessité de la solitude, tous les mystiques en dissertent à n’n plus finir : la voix ne parle que dans ces conditions.

 

F.P  Vous pourriez vous laisser entraîner par les mots ?  Pourquoi toujours essayer, comme ça, de les contenir, de les restreindre, de les appauvrir ?

C.J    Ce n’est pas moi qui veux. C’est une nécessité en moi. J’ai toujours le sentiment qu’il est facile de mentir avec les mots, de se laisser aller, de partir dans une belle phrase. Une fois, justement, une réflexion de Nathalie Sarraute m’a beaucoup frappé - j’ai conservé tous ses interviews ; elle dit quelque part en se moquant : «  Oh, ça aurait été une phrase d’écrivain. Ça m’a donné à penser.

[ … ]

 

CHARLES JULIET, MES CHEMINS,

Entretien avec FRANCESCA PIOLOT,

Arléa,1995 p.66-71

 

 

 


ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 25.08.2024 | L'INATTENDU | Folio | 1992

 

 

L-inattendu

 

 

Quatrième de couverture :

C'est un petit paysan, un enfant sensible, attachant. Il découvre le monde des adultes, la vie, la peur, la tendresse. Il se livre à ses premières expériences, douces-amères ou tragiques.

Enfant de troupe, il connaît la solitude, l'ennui, la cruauté de certains chefs, mais aussi l'amitié. Plus tard, avec le retour à la vie civile, c'est une autre forme d'ennui et de désespoir.

Mais il y aura cette ouverture, cette lumière possible que suggère une rencontre inattendue : l'épilogue, longtemps après, de L'année de l'éveil.

   

 

    Je relève le col de mon pardessus, enfonce les mains dans mes poches, et le corps ramassé, marche d'un bon pas en direction de la gare. Le jour n'est pas encore levé. La place vide. Les papiers mêlés à la boue. J'apaise ma légère angoisse en ouvrant mes poings, en rejetant la tête en arrière, en me rappelant qu'on est dimanche, que je n'aurai pas à travailler, et que je vais prendre le train pour me rendre auprès d'elle.

    Encore une demi-heure. Je n'en suis pas surpris. J'ai une telle peur de manquer le train que j'arrive toujours largement en avance.

        Une dizaine de clochards, dont deux femmes, debout, en cercle, dans un angle de la salle des pas perdus. Frigorifiés, tête basse, ne parlant pas. À distance, je les observe un long moment, d’un regard fraternel. Peut-être ont-ils passé la nuit autour d’un brasero, sous un pont. Leurs visages, à tous, presque aussi noirs que leurs chapeaux. Je ne puis me rendre compte si celui que je connais se trouve parmi eux.

         Dans le wagon, l’atmosphère surchauffée me lève le cœur. J’entre dans un compartiment vide et baisse la vitre.

         Heureux d’être seul, de pouvoir me détendre, me réenfouir là où elle m’attend. Il n’y a guère que cinq semaines que je ne l’au revue, mais lorsque le train s’ébranle, la joie et l’impatience me suffoquent.

         Lentement, le jour se lève, mais un brouillard très dense m’empêche de rien voir. Le train s’arrête à la première gare. J’ai un peu mal à la tête et je descends à nouveau la vitre. Le train repart.

         Après quelques secondes, un jeune gars pousse la porte, traînant un sac encombrant, je m’en saisis et le pose sur la banquette. Il me remercie et nous engageons la conversation. Une vingtaine d’années, suédois, mais il parle bien le français, et il se met à ma raconter son voyage. Il rentre d’un long périple en auto-stop au Moyen-Orient, et je l’écoute avec attention et intérêt. Mon admiration l’écoute avec attention et intérêt. Mon admiration pour ces garçons qui, sac au dos et munis d’un plus que maigre pécule, ont le courage de se lancer au hasard sur les routes. Il convient que le plus difficile, ce ne sont pas les conditions très dures de voyage, mais l’angoisse qu’on éprouve à se retrouver seul et désargenté à des milliers de kilomètres de chez soi.

         Dans le couloir retentit le son grêle d’une clochette, et je vois apparaître le petit chariot. J’achète deux sandwiches, mais n’ose pas les lui offrir et les pose à côté de moi.

    • Et toi, poursuit-il, tu as voyagé ?

J’hésite à lui répondre. Il insiste.

    • Oui, j’ai voyagé. Et je peux même dire que je continue. Sans trêve.
    • Ah oui, lâche-t-il, alors que son regard se fait plus intense. Dans quel pays ?
    • Dans un pays qui est presque toujours à ma disposition. Mais je ne parviens pas à le connaître, n’y même à m’y sentir chez moi.

Déjà le train ralentit. Je lui serre la main, en silence. Cette perplexité sur son visage. Et son regard qui interroge.

Alors que je marche le long du wagon, il baisse la vitre, et brandissant les deux sandwiches, me lance un vigoureux merci. Ce n’est qu’à cet instant que j’ai l’impression d’échapper à la ville, de me défaire de ce qui m’a assailli dès mes premiers pas sur le trottoir, au sortir de l’immeuble.

Mon car partira dans une demi-heure, et je gagne le café où j’ai l’habitude de me rendre.

La patronne est au bar et j’en ai déjà de la joie.

Quand elle m’aperçoit, elle vient à ma table, en souriant, et nous nous mettons à bavarder.

Sa voix un peu rauque. Des vibrations qui me conduisent très vite loin des banalités distraites que nous échangeons. Il y a tant de jours que je n’ai pas parlé avec un être qui ait un peu de plaisir à me voir. Sa belle poitrine, ferme et lourde, et l’envie d’y enfouir mon visage.

Elle me quitte pour un autre client. Plusieurs minutes s’écoulent avant que ne s’apaise le tumulte qu’elle a déclenché. Je bois mon café, allume une cigarette. Deux turcs sont assis à la table voisine. Silencieux, le regard vide.

[…]

Je suis sorti d’une librairie, et tout en marchant, me suis mis à lire le livre que je venais d’acquérir. C’était un jour d’automne, en fin d’après-midi. L’air était d’une grande douceur et la lumière commençait à se voiler.

Machinalement, sans trop savoir où j’allais, j’ai tourné à l’angle de la rue, et toujours plongé dans mon livre, me suis heurté à un couple. J’ai levé la tête. C’était elle. C’était lui.

Depuis que j’avais quitté Aix-en-Provence, quelques années avaient passées et je ne les avais jamais revus. Certes, je continuais de temps à autre à leur écrire, mais des lettres creuses, qui ne pouvaient que la décevoir. Devant taire ce qui m’importait, je n’avais d’autre ressource que de dire des choses banales, et ce n’était jamais sans un certain malaise que j’entreprenais de leur donner de mes nouvelles.

Elle était devant moi et mes yeux ne pouvaient se déprendre de son visage.

Incrédule, ravie, émerveillée, elle répétait : 

    • Mais c’est toi… c’est toi…

Elle s’est jetée contre moi. Puis ses mains étreignant mes épaules, elle m’a tenu devant elle, à bout de bras, comme si elle avait eu à se prouver qu’elle n’était pas victime d’une hallucination. Son regard scrutait avidement mon visage.

         Le livre que j’avais m’avait échappé, et incapable de faire un geste, je ne le ramassai pas. Je demeurais bras ballants, stupéfié par l’inattendu de cette rencontre.

         Je dus attendre quelques secondes avant de pouvoir articuler :

    • Mais que faites-vous ici ? Vous êtes de passage ?

Ressurgissaient en désordre des visages, des noms, des lieux, des paysages, des événements… tout ce que ma mémoire avait gardé des huit années passées dans cette École.

Celui qui avait été mon chef de section était en civil et l’image que je gardais de lui correspondait mal à l’homme qui me faisait face. Je ne savais quelle attitude prendre. Il m’a ouvert les bras et nous nous sommes donné l’accolade. Je découvrais son nez et son faciès de boxeur, et immédiatement ont surgi en moi la salle de sports, le ring, le sac de sable, les gants accrochés aux murs…

    • Tu as l’air en bonne forme… Tu ferais encore un poids moyen …
    • Et vous chef, comment allez-vous ?

Son regard las, éteint, me reporta à ce jour où il avait été de retour à la caserne après une longue absence…

         … il est lourd, si douloureux ce secret que je porte, avait-elle écrit.

Sept ans à nous aimer dans la peur, la souffrance, la culpabilité. Sept ans de désir, de dissimulation, d’espoirs déçus, d’indicibles instants de fusion, de plaisir, de bonheur volé…

Ma belle, mon incroyable et déchirante histoire d’amour avait échappé à l’érosion du temps, et elle ne cessait de brûler en moi à la manière de braises sous la cendre. Une douleur sourde, étouffée, qu’un rien éveillait, et aussitôt se mettait en branle la sarabande des souvenirs. Ils me restituaient mon adolescence, ma jeunesse, ce que la vie m’avait donné de plus beau, et les années qui s’écoulaient n'avaient pas le pouvoir de calmer ma souffrance.

Une lumière ambrée éclairait son visage et je la dévorais des yeux. Elle était encore plus belle que naguère. De fines griffures étaient apparues à l’angle de ses yeux, ses joues s’étaient légèrement creusées, mais le regard était aussi grave, aussi riche, aussi profond, et il me donnait à comprendre qu’il n’y avait pas eu de coupure, qu’elle demeurait celle que j’avais tenue dans mes bras, qu’en elle aussi les braises avaient continué d’entretenir le feu dont nous avions vécu en secret.

… je cherche à savoir si le chef sera de service. Je tire des plans pour qu’il te fasse sortir. Ces jours et ces jours à espérer une permission. Puis quand j’étais chez vous, cette tension de chaque seconde à atteindre l’instant probable où nous serions seuls. J’ai peur que ma vie s’achève par un fait divers. J’épiais chaque geste, chaque regard du chef. Mais il me fallait veiller à ce qu’il ne remarque pas que j’était toujours à le et me surveiller. Cette violence du désir qui me possédait alors que je ne pouvais poser sur toi qu’un regard sans expression. Et aussi cette flambée d’allégresse lorsque nous nous échappions sur la colline pour tout oublier et nous aimer avec une ardeur âpre, aveugle, insatiable. Je t’attends toujours avec la même impatience et la même angoisse… J’ai mal de tant t’aimer… Nos instants ivres, fous, déchirés, et quand nous redescendions j’étais pris de panique. Je savais que s’il nous avait découverts, tout aurait pu s’achever par deux coups de feu. Ce que nous vivons est si fort que je suis effrayée… Il est certain que je ne peux résister… Je ne t’ai pas dit ces heures d’angoisse quand j’ai admis que j’accepterais tout, qu’il me fallait prendre tous les risques…

    • J’espère que tu regardes les matches à la télévision.
    • Bien sûr chef. Et chaque fois, je pense à vous. Vous avez-vu lundi dernier ce magistral K.O. ?

Qu’a-t-il pensé quand elle et moi nous sommes jetés dans le bras l’un de l’autre, et a-t-il remarqué que notre étreinte a duré plus qu’elle n’aurait dû ?

Ces heures intenses que nous avons passées lui et moi sur le ring. Monte ta garde. Allonge ton gauche. Enchaîne mieux tes coups. Le gong. Les cordes. Les bruits mêlés de respirations, des coups échangés, des pieds glissant sur le tapis. Les rêves stupides qui étaient les miens, et quand je pense à celui que j’étais, je suis submergé de honte et de pitié.

Ces jours où le chef m’avait boudé, parce qu’en décidant d’abandonner la boxe, je l’avais terriblement déçu. Envahi soudain par le souvenir de ce qui s’était passé, je suis gêné, pris de remords, et si j’osais, je lui demanderais pardon. Étrange que je me retrouve en cet instant tel que j’étais alors, que je sois réinstallé dans une attitude de crainte et de soumission, que j’éprouve à nouveau ces sentiments de respect et d’admiration que j’ai eus longtemps pour lui.

[…]

Depuis mon départ d’Aix, j’ai bien souvent repensé à lui. Je ne suis jamais parvenu à la comprendre, à trouver un début d’explication. Mais cela ne me gêne plus. J’ai fini pas admettre que ce qui caractérise la plupart des êtres humains c’est une foncière incohérence.

En réalité, sous des apparences contraires, le chef était un être barricadé, qui ne livrait jamais rien de lui-même. Je n’ai pas à douter qu’il ait eu pour moi une réelle amitié, et pourtant, j’ai toujours perçu qu’en lui quelque chose refusait de m’accueillir, voire même me repoussait.

Étrange, oui, cet homme. Et encore plus étrange, plus inexplicable le fait que deux êtres aussi différents que vous aient dû vivre ensemble sous un même toit.

Ce soir d’hiver où je te quittais… Ce maudit mistral qui nous transperçait… Pourquoi la vie est-elle si triste, si amère, si cruelle, me demandais-tu d’une voix accablée.

 

CHARLES JULIET, L’INATTENDU,

Folio 1994, p.179-183, 203- 207, 210


ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 18.08.2024 | JOURNAL VI, 1993 - 1996 | 2010

  

 

8 mars, Jujurieux (1993)

               

     Obsèques de Maman Ruffieux.

 

Ce foyer secret

                Nous voici rassemblés dans cette église où depuis des décennies, dimanche après dimanche elle est si souvent venue se recueillir. L’heure est maintenant venue où il nous faut lui dire adieu, et nous éprouvons en cet instant combien il est douloureux de voir partir un être cher. Mais parce qu’elle va nous quitter, nous pensons à elle plus qu’à l’accoutumée, et nous redécouvrons quel être rare elle a été, quelle place elle tenait dans nos vies. À l’exception de ses enfants, peu nombreuses sont les personnes qui l’ont connue. Mais nous, nous savons quelles étaient ses qualités. Toute dévouée à ceux qui l’entouraient, ne comptant jamais sa peine, dotée d’une force morale peu commune, elle a surmonté les épreuves auxquelles elle dut faire face sans jamais perdre courage, sans jamais céder si peu que ce fût à l’amertume et au ressentiment. Et parce qu’elle portait en elle une immense capacité d’amour, elle avait cette intelligence du cœur, cette aptitude à la compassion qui lui permettait de tout comprendre des réalités humaines. Pour nous tous, elle fut un modèle en même temps qu’une source de force et de vie.

                De cette source sont nés sept enfants, lesquels ont conçu des enfants qui ont eux-mêmes engendré des enfants. Quand on songe à cette ample descendance, à tout ce qu’au départ elle a coûté de travail, d’efforts, de sacrifices, on mesure l’ampleur, la richesse, la fécondité de cette existence, et de la sorte, la douleur d’avoir à quitter celle que nous aimons se trouve adoucie par le message de vie qu’elle nous lègue. Car une vie pleinement accomplie, lorsqu’elle s’achève, si elle laisse une inévitable impression de tristesse, elle nous comble aussi d’un tonique sentiment de plénitude et de grandeur.

                Et puisque nous sommes ici, dans cette église, c’est le lieu de rappeler que sa croyance en Dieu et sa foi profonde n’ont cessé de nourrir sa force d’âme et d’imprégner son quotidien.

                Les êtres de qualité, nous ne les connaissons pas. Ils sont humbles, ils n’ont pas conscience de leur valeur, ils rayonnent silencieusement dans l’ombre, et le plus souvent, ils passent inaperçus. Tel était son cas. Car sans qu’elle en ait eu le désir, sans même qu’elle l’ait soupçonné, elle était pour nous ce foyer secret d’où nous recevions sans relâche ce qui nous aidait à vivre.

                Bien que depuis trois ans son grand âge a voulu qu’elle s’éloigne quelque peu, ce qu’elle est devenue n’a pu brouiller l’image que nous garderons de sa personne. Et nous ses enfants, nous continuerons à puiser dans ce qu’elle nous a transmis, à tirer vigueur de ses souvenirs qui la maintiendront vivante au plus ardent de notre mémoire. Car celle qui nous a longtemps accompagnés, nous n’oublierons pas qu’elle fut ce chef-d’œuvre d’humanité, ou plus exactement encore et au sens plein de ces mots, une sainte femme.

 

 

10 mars

                Les livres que j’ai aimés et qui ont laissé en moi leur empreinte, je les vois comme des concentrés de vie. Ils m’ont aidé à me construire, ils m’ont réconforté, épaulé, nourri, ils ne cessent d’attiser ce qui brasille au cœur de ma nuit, et il me plaît de savoir qu’ils sont là, près de moi, à portée de main, que je peux me plonger en eux lorsque j’en ai le désir.

                Pour autant, je ne me prive pas d’acquérir les livres dont on me parle ou que je repère dans une librairie. Qu’ils renforcent ma cohésion, ou qu’ils la battent en brèche, ils ne manquent jamais de m’embarquer dans de passionnants voyages.

                Lire, c’est le plaisir extrême de découvrir un univers différent du mien – autre sensibilité – autres conceptions, autre manière d’appréhender les êtres, la vie, le monde – et dans le même temps, de pénétrer en des régions de moi-même inconnues, de m’enrichir de ce que je possédais mais ignorais posséder, d’être poussé à mieux me connaître.

                Inoubliables heures de lecture qui me tirent hors du temps et me donnent l’impression que l’essence de la vie coule dans mes veines. Poèmes, romans, essais, hymnes à la vie, témoignages de ceux qui ont connu les pires souffrances, tout ce clair et plus intense se mêlent à ma pulpe, apaisent et aiguisent ma soif, me rendent plus grave, plus intense, plus aimant.

 

[…]

 

26 décembre (1996)

.              Nous restons quelques jours à Paris chez notre chère Sylva. Aucune envie de sortir. Je veux laisser décanter ce qui subsiste en moi de ce voyage au Japon. Il y a quelques années, je me suis beaucoup intéressé au bouddhisme et au zen, et je suppose que ce que j’ai retiré de ces lectures et de ces méditations m’a permis d’apprécier ce que j’ai vu dans ce pays. La beauté dépouillée des objets. Du hall d’un hôtel. D’une porte coulissante dans un restaurant. D’un kimono. De cette poterie dont l’imperfection recherchée m’a donné un surcroît de plaisir (« quelque soit l’objet, sa perfection est un défaut »). La beauté des paysages aux abords des temples. La beauté des jardins secs. La beauté – je ne peux employer un autre mot – des rochers, au Ryôan-ji, qui rompent l’uniformité de l’étendue blanche …  Et bien que je n’aie pas été à même de percevoir la qualité des peintures et des calligraphies que j’ai pu voir, les heures que j’ai passées dans les musées m’ont comblé. En Chine et au Japon, pendant de nombreux siècles, peut-être dès le début de notre ère, peindre et calligraphier, c’était vivre une aventure spirituelle. Tous ces peintres et ces calligraphes qui étaient aussi de fins lettrés, nous ont laissé de nombreux témoignages. Le plus connu chez nous est celui de Shitao : Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère. Un traité inépuisable (remarquablement traduit et annoté par Pierre Rykmans qui est aussi Simon Leys). Je sens que je vais continuer à dialoguer avec ces peintres chinois et japonais pour qui la peinture était le moyen de conquérir la sagesse.

 

 

CHARLES JULIET, Lumières d’automne, Journal VI, 1993-1996,

P.O.L. 2010 p.21-23, 271-272.

 


ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 17.08.2024 | JOURNAL V, 1989 - 1992 | 2003

  

    L'AUTRE FAIM Charles JULIET
 

 

25 Février (1992)

    Mort de mon père.

27 Février

    Reçu deux premiers exemplaires de Dans la lumière des saisons.

28 Février

    Obsèques de mon père.

5 mars

                Hier au soir, projection privée de L’Année de l’éveil pour les directeurs de chaînes et des personnalités de la télévision. Une cinquantaine de personnes. Je ne sais trop ce que j’ai vu de ce film, et à ce jour, je suis sans doute le dernier à pouvoir en parler. Quelle bizarre émotion j’ai éprouvée à voir se dérouler sur l’écran une histoire censée raconter mon histoire, alors que bien évidemment les visages, personnes, lieux que je voyais paraître n’avaient rien de commun avec ceux que je retrouve en moi.

                La projection achevée, j’ai vite perçu que les compliments de circonstance adressés au réalisateur et aux producteurs cachaient mal une déception. Cette déception était aussi la mienne, mais je ne peux encore en analyser les causes. Néanmoins, j’ai vite compris que la fin, inventée par les scénaristes, est une grossière erreur. Autres personnages (les jeunes garçons sont devenus des adultes, et ce ne sont pus des enfants de troupe mais des soldats), autres lieux (l’Indochine ; une guinguette près de la mer), autre histoire. Épilogue peu vraisemblable auquel on n’a pas le temps d’adhérer et qui casse l’émotion qu’on a ressentie pendant une bonne partie du film.

                Enfin, on peut dire aussi, me semble-t-il que la musique est trop présente.

 

7 mars

                Dans Lire ce mois, Pierre Assouline publie une enquête sur les écrivains et la dépression, et j’ai eu l’énorme surprise de voir que j’étais l’un de ceux dont il parlait. Si incroyable que ce soit, ce qu’il dit de moi m’a fait découvrir cette évidence : pendant une vingtaine d’années, j’ai traversé une grave dépression. Or ce mot ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Pour la simple raison que j’ai vécu dans le plus total déni de ce qu’il signifiait. Eviter de me l’appliquer, c’était bien sûr une manière de me protéger, de refuser d’admettre que je souffrais, que je ne maîtrisais plus ma vie.

                Durant ces années sombres, il ne m’est jamais venu à l’idée que j’aurais pu aller consulter un médecin ou un thérapeute. À cette époque, j’avais des œillères. Ma passion pour l’écriture, pour la littérature, m’empêchait de tourner mon regard vers autre chose. De plus, en abandonnant mes études de médecine et en fondant mon existence sur l’écriture, tout se passait comme si je m’étais jeté à l’eau sans savoir nager. Dans ma conception des choses, je ne devais compter que sur moi pour ne pas me laisser engloutir. Demander de l’aide m’aurait paru trahir ce à quoi j’avais souscrit en m’engageant dans cette aventure, paru me soustraire au combat qu’il me fallait mener. Bien sûr, pendant ces années, il m’aurait été impossible de formuler ce que je viens d’écrire. Ce que je dis là, je ne le vivais pas autrement que comme une résistance massive à ce qui voulait me submerger.

                Encore maintenant, il m’arrive de penser avec effroi à ces matins où je n’avais pas la force de me lever, de m’habiller. Et comment faire acte de volonté quand on est à ce point épuisé ? Quand la journée qui commence va demander un effort qu’on ne se sent pas capable de fournir ?

                Cette dépression avait plusieurs causes. Je présume aujourd’hui que la plus importante provenait de ma petite enfance et de certains événements dont je ne veux pas parler.

                À cela se sont ajoutées mes huit années d’enfant de troupe. Je n’ai pas à affecter celles-ci d’un signe négatif, mais il est certain qu’elles m’ont marqué et que j’ai été long à me libérer de leur empreinte. Enfin il y avait le cauchemar de l’écriture. Je voulais écrire et je ne le pouvais pas. J’avais conscience de mes handicaps, de mon manque d’énergie, et je me voyais comme un raté. Une situation sans issue. Un désespoir contre lequel je ne pouvais lutter.

                Pourtant, et c’est difficile à admettre, en dépit de mon marasme, des doutes qui me rongeaient, de la haine que je me portais, j’avais une sorte de foi. Et curieusement, inexplicablement, cette foi, elle n’était pas atteinte par ce qui aurait dû la saper. En fait, j’avais et j’ai une très haute idée de l’art. Et cette idée, elle m’a constamment guidé et puissamment soutenu.

                Il n’empêche que, encore maintenant, je me demande comment j’ai pu ne pas m’effondrer. Je me souviens notamment avec précision de ce soir où, pour ne plus souffrir, j’avais résolu de me couper du monde, de ne plus me laisser approcher, de ne plus rien ressentir, j’ai vraiment failli à jamais m’absenter.

                Où est notre liberté ? Cette épreuve, je n’ai pas choisi de la vivre. Et si j’ai pu la faire tourner à mon avantage, c’est parce que les moyens m’en ont été donnés. Pour cette raison, je sais que je n’ai pas à me prévaloir  d’avoir vaincu le dragon et trouvé l’issue du labyrinthe.

[…]

15 mars

                Écrire, c’est départiculariser l’individuel et le réenfouir dans cette part commune à tous où il a ses racines et dont il s’était écarté.

20 mars

                J’ai revu le film (l’Année de l’éveil). Je peux dire aujourd’hui pourquoi j’i été déçu.

                L’histoire d’amour du jeune garçon avec la femme de son chef est escamotée. Or elle est une composante essentielle du récit Alors que François dort, quand cette femme s’étend sur lui, on est choqué. Rien ne laissait prévoir cette scène. D’ailleurs, pourquoi une actrice italienne ? Elle introduit forcément une note fausse. De surcroît, elle est trop jeune pour le rôle et elle n’a pas grande sensibilité.

                Lorsque les anciens font une descente chez les bleus et renversent les lits, où lorsqu’ils obligent l’un des bleus à monter l’escalier à genoux en le précipitant brutalement contre les marches, ces scènes sont accompagnées de force cris, alors que tout se passait clandestinement, en silence. En outre, au lieu de faire hurler ce jeune il eût mieux valu qu’il n’exprime rien. Une violence froide et une victime tellement terrorisée qu’elle ne peut crier, auraient été d’un effet bien supérieur.

                La fin n’est pas crédible. Elle est ce happy end qui relève du vieux cinéma et elle ne saurait satisfaire le public actuel. Je me demande comment des professionnels du cinéma ont pu commettre une erreur aussi grave. De plus, cette séquence est mal filmée, et Galène en train de mourir ne peut demander à qui était destinée cette lettre que celui-ci avait dictée des années plus tôt.

                Si j’avais participé à l’écriture du scénario, j’aurais pu éviter les erreurs commises et apporter quelques idées. Mais tout s’est passé en dehors de moi. On a craint sans doute que je refuse de voir triturer mon récit et que je sois un emmerdeur. Mais je n’aurais absolument pas eu ce genre de comportement. Je sais fort bien que lorsqu’on tire  un scénario d’un roman, on ne peut garder de celui-ci que  les passages susceptibles d’être traduits en images. Par voie de conséquence, il faut modifier l’intrigue, et redéfinir les personnages, les rapports qu’ils auront. Cela, je le sais. Quelles que soient les coupures qu’on fait subir au livre, l’important est de ne pas en trahir l’esprit.

                Ce film qui aurait pu être plus fort, plus âpre, est simplement un film honnête. Je le vois comme une belle occasion gâchée.

                Tout de même, un point positif : la révélation de Grégoire Colin

22 mars

Un A.E.T * qui est journaliste m’écrit au sujet de L’Année de l’éveil :

« J’ai vu un film mouillé de larmes, mouillé d’apitoiement, mouillé de bons mots, de situations attendrissantes, un film fondant, un film caramel. Tout est faux […] Trop de silex ont été émoussés […]. D’un livre au « cœur pur », on a fait un film bien de chez nous, bien de notre époque, aussi doucereuse que cruelle en profondeur. »

[…]

2 avril

Écrire comme on se confie. Sans rien calculer, sans chercher à se protéger, sans chercher à prouver quoi que ce soit. Sans craindre qu’on vous juge, qu’on mésinterprète ce que vous avez dit. Sans craindre que ce que vous avez écrit soit un jour utilisé contre vous. Sans craindre les réactions de ceux qui vous supposent leurs roueries, leurs petites stratégies, leurs ambitions.

                Être dans cet état de nudité où rien ne viendra corrompre la parole qui veut se dire, les mots qui vont s’écrire. Avoir l’obsession d’être vrai, de restituer tel quel ce qui est perçu, ce que murmure la voix.

[…]

 

 

 

 CHARLES JULIET, Journal V,  L'AUTRE FAIM,

P.O.L., p.168 - 175

 

 

* A.E.T = Ancien Enfant de Troupe


ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 16.08.2024 | JOURNAL III, 1968 - 1981 | 2016

 

                Lueur-apres-labour

                            [...]

-Vous savez, je ne peux donner cette voiture qu’à un Français.

-Ça tombe bien. Mon père était français, et il a même

fait la dernière guerre de bout en bout. Et moi  aussi, je n’ai

jamais eu d’autre nationalité que la nationalité française.

 

Sans perdre de temps, on lui a fait comprendre qu’il est noir, et qu’on ne veut pas de lui.

Il a ainsi tenté sa chance auprès d’autres compagnies, mais à chaque fois, ce fut le même scénario. La seule différence réside en la manière. La personne responsable de l’embauche est soi un raciste ayant mauvaise conscience, et le refus s’enrobe de détours et de précautions, soit un raciste résolu, et d’emblée on le tutoie, on cherche à l’humilier.

Ces temps, il a trouvé à se faire embaucher au marché-gare, pour décharger la nuit des camions de fruits et de légumes. Chaque fois qu’il arrive au travail, il est accueilli par les mêmes minables plaisanteries et remarques d’un goût douteux qu’il a déjà essuyées des milliers de fois. Il vérifie là ce qu’il sait depuis longtemps : plus les gens occupent le bas de l’échelle sociale et plus ils ont chance d’être aigris, donc de se montrer racistes.

Pas une seule heure ne passe sans qu’on lui rappelle la couleur de sa peau, lui adresse une remarque désobligeante.

C’est un garçon d’une grande richesse intérieure, bon, doux, sensible, intelligent, qui vit une aventure d’artiste avec un sérieux et une probité exemplaires, ne lit que des œuvres de premier plan, travaille intensément sur lui-même en vue de réaliser de grandes choses, mais comment pourrait-il surmonter ce problème ?

Soit il choisit de ne pas réagir, mais alors à quel prix lui coûtera l’effort qu’il aura à faire pour endurer blessures et humiliations sans broncher ?

Soit il donne libre cours à son exaspération, réplique par la violence, et en ce cas, ils lui briseront les os.

 

 

 

Toi qui n’as ni formes ni visage

mais qui es cette femme avec laquelle

je suis en incessant dialogue

cette nuit

tu étais là

 

violent était mon besoin

de te porter en moi

de me glisser en toi

me mêler à ton secret

m’enrichir de ta substance

et des mots gonflés de notre fusion

se sont mis à bruire

ont fini par enfanter ce chant

où j’avais désir de te garder

 

accepte que ma voix sourde

le dépose en ta mémoire

et qu’il te donne à ressentir

la vénération que je te voue

 

accueille-moi

en ta terre

la plus secrète

enfouis-toi

dans mon silence

 

fixe-toi

entre les lèvres

de la blessure

là où tu es

toujours en attente

où te consume

cent fois lejour

l’inévitable déception

 

murmure les mots

qui me feront trouver

ceux dont tu as soif

balbutier ces paroles errantes

qui sinueront en toi

parmi les pierres de la nuit

 

tes paupières se ferment

déjà tu épouses l’instant

et te perds en ces lointains

où cette part de toi

que tu ne peux nommer

est toujours

à implorer et à se morfondre

 

à peine si tu entends

les mots qui t’apaisent

et te meurtrissent

 

quand vivrons-nous

quand trouverons-nous

à nous assouvir

 

quand cesserons-nous

d’arpenter ces routes

qui ne mènent jamais là

où nous brûlons d’aller

 

si souvent

à imaginer la seconde

où nous lèvres s’offriraient

à la source

 

ce qui maugréait

dans tes limbes

monte à la lumière

et à des mots hasardés

ta plainte s’épanche

par ma voix

 

Les marronniers et les platanes de la place Bellecour, ils sont, avec le ciel et les deux fleuves, les seuls contacts que j’aie ici avec la nature.

Ces marronniers, ils scandent pour moi les quatre saisons.

L’hiver, j’aime voir leurs branches hautes s’inscrire en noirs traits rigides sur le gris ou le bleu affadi du ciel.

En février, parfois même en janvier, leurs extrémités entrent en turgescence et se mettent à luire. Mais un coup de froid survient qui contient ce premier éveil.

Mars. Chaque matin et chaque soir en passant ; je jette un coup d’œil vers ces bourgeons qui s’apprêtent à s’ouvrir, grossissent encore, puis se déchirent. Et dans cette coque noire gluante qui se fend, ce sont alors ces embryons jaune pâle, duveteux, en lesquels se laisse percevoir toute la précarité de ces commencements où subsiste une lutte, un affrontement, l’ombre de la difficulté vaincue – premières embardées de l’enfant, efforts émouvants du veau ou du poulain à peine né et qui d »jà se déplie, risque ses premiers mouvements, se démène pour se dresser sur ses pattes, s’effondre, se redresse et demeure vacillant.

Encore jaunes, ces embryons gagnent en vigueur, grandissent, s’étendent et s’affirment bientôt dans un vert qui ira s’intensifiant.

Étrange joie, profonde, bouleversante, chaque année nouvelle, de voir ces bourgeons éclater par centaines, de surveiller leur croissance, ou en un lieu écarté de la place, de découvrir un soir, tandis que la nuit gagne et que le ciel garde encore la lumière des derniers rayons, cette étendue sombre enveloppée de leurs pâles lueurs jaunes.

Travail intensif à l’intime du tronc et des branches. Progressivement, le vert s’impose, s’installe se substitue au noir.

Lourdes pluies du début mai. Et un jour de grand soleil, on s’étonne de voir si abondante cette masse verte où joue maintenant le blanc d’une profusion de fleurs en grappe.

Luxuriance. Vie en excès. Sensation d’un appel, invitation à s’éveiller, à rejoindre cette croissance, se greffer sur cet essor.

Lentes journées d’été. Le soleil frappe, mais la chaleur monte aussi du bitume. Mes haltes en fin de journée près du bassin où se baigne un pigeon. Bienfaisante fraîcheur sous l’épais couvert, alors qu’au sortir de la lumière, si dense est l’ombre que l’œil semble ne rien pouvoir discerner.

Fin septembre. Joie de retrouver la ville. Des feuilles qui ont perdu leur éclat et cet ardent vouloir-vivre qui les déployait, les dressait sur le ciel. Poussiéreuses. Renonçantes. S’infléchissant vers la terre.

Brume de mélancolie. Déclin. Lente approche de la mort…

La feuille s’entoure d’un mince liseré jaune qui va s’élargissant, puis la gagne dans son entier. Et deux ou trois semaines plus tard, c’est toute une mêlée de couleurs allant du vert sombre au rouille et à l’or et dont je ne puis me rassasier.

Plaisir de marcher dans les feuilles qui jonchent le sol, et d’où monte une légère odeur de décomposition.

Splendeur qui s’éteint en brûlant, automne, automne, saison mienne… Saison pour moi faite femme, regorgeant de fruits, d’offrandes, de cette riche et maternelle et déclinante lumière qui m’émeut, m’exalte et me déchire, me parle de ma mort, avive ma passion de la vie…Lumière où je déchiffre un drame. Lumière dont je me saoule. Que j’amasse en moi abondamment avant qu’elle ne me livre au froid et à l’énigme de la nuit.

 

 

                                                                                   CHARLES JULIET, Journal 3,     

Réédition en format # poche chez P.O.L. Lueur après labour, 2016, p.456- 460


ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 14.08.2024 | JOURNAL II , 1965 - 1968 | 1979

 

C. JULIET  JOURNAL 2 HACHETTE


 

Dans ce second volume, la ténèbre s'éclaircit et on le voit à fouler la terre lointaine qu'il portait en lui. Celle où il pourra durablement enfouir et déployer ses racines.

 

14 février          

                Ces êtres qui parlent fort, ils attentent au silence, à l’être, ils vous écorchent. Mon besoin de ne parler qu’avec douceur, en intégrant ma voix au silence.

                Il faut viser à ce que la phrase soit le moins possible dépendante du contexte, qu’elle jouisse d’une sorte d’autonomie, recèle en elle-même tous les éléments nécessaires à sa compréhension.

                Evidemment, ce n’est qu’un fait sans importance, totalement dénué d’intérêt, et je ne devrais pas en parler ici. Mais il m’est souvent revenu à l’esprit, je l’ai souvent réinterrogé, car il touche à un domaine autour duquel j’ai bien des fois tourné. C’était au cours d’un match de rugby. Au terme d’une phase de jeu les plus âpres, la balle m’arriva alors que je me trouvais derrière les deux paquets d’avants. Et au lieu d’ouvrir sur les trois-quarts, ainsi que j’aurais dû, j’eus l’intuition qu’il me fallait foncer à travers cet amas de joueurs pourtant assez compact. Et comme j’obéissais à cette intuition aussitôt me vint l’absolue certitude qu’en dépit de toute logique, ma tentative ne pourrait que réussir. Et de fait, je parvins bel et bien à traverser ce mur. Mais le plus curieux ; c’est que mes coéquipiers ne me gênèrent aucunement, et plus étonnant encore, que mes adversaires restèrent figés, qu’il n’y en eut pas un seul pour simplement essayer d’entraver ma progression. Tout se passa donc comme si la certitude dont j’étais possédé avait eu pour effet de les frapper d’inertie.

                Ce n’est pas le fait en lui-même qui m’importe, mais l’état extrêmement étrange dans lequel je me trouvais. Car dès que j’ai amorcé ce mouvement, j’ai parfaitement eu conscience que j’était porté par une énergie exceptionnelle, que je tentais et réussissais quelque chose qui défiait toute vraisemblance. C’est si vrai que même encore maintenant, j’ai la mémoire la plus exacte de tout ce qui a constitué cet instant. Que je revois avec netteté la position de chacun des joueurs, ainsi que l’endroit du terrain où s’est déroulée cette phase de jeu.

                Donc comment rendre compte de ce fait ?  (Car il va de soi que je n’ai pas mis à profit un de ces moments qui survient parfois au cours d’un match, et où les joueurs s’arrêtent spontanément de jouer dans l’attente que l’arbitre siffle la faute qui vient d’être commise.) Peut-on penser que la prescience qu’on a d’un événement est susceptible de le déterminer ? Que la certitude qui soudain vous meut a parfois pouvoir de conditionner êtres et événements ? Je ne sais.

[…]

15 février

Certains êtres ont une conduite admirable, une apparence qui séduit, ils accomplissent de grandes ou de belles actions, réalisent des choses remarquables, ou simplement, paraissent être des gens de qualité. Mais lorsqu’on pénètre leurs mobiles, qu’on se glisse derrière la façade, on est déçu.

Cependant la crainte d’essuyer une déception ne doit pas te détourner de ta volonté de connaître.

Besoin de ne pas être dupe, d’approcher un être dans sa plus intime vérité. De saisir les raisons de sa conduite, son comportement.

[…]

                Je ne sais pas parler, suis empêtré, ai le plus grand mal à rejoindre ces mots qui se tiennent si loin de moi et se refusent. Je m’en affecte, et pourtant, je devrais l’en réjouir, car cette difficulté à formuler ce que je pense est peut-être la preuve que je réside, non dans l’intellect, mais dans la grande terre humide où travaillent mes racines.

 

16 février

J’ai eu une jeunesse active. J’ai fait huit ans de rugby, deux ans de boxe, de l’athlétisme, j’aimais danser. Et puis, à dix-neuf ans, avec la rencontre de Marité, ont commence des années de détresse. Mais quand prendront-elles fin ? Aujourd’hui encore la souffrance est à l’œuvre.

17 février

                L’insoutenable. Oui, je suis voué à l’incertitude, à la haine des contraires, à la faim. Parfois de vagues lueurs. Puis une nuit encore plus inextricable. Et notamment la peur. Les soubresauts de la colère, la recherche fébrile d’une issue. Et la fatigue, la fatigue, la fatigue.

18 février

                Un tel épuisement qu’il semble que la souffrance devrait lâcher prise. Et pourtant, il n’en est rien.

                La beauté, qu’est-ce ?

21 février

                Lors des premiers contacts avec un être, avant toute chose, s’attacher à discerner les peurs qui l’habitent, les formes qu’elles revêtent. Car c’est avec ces peurs qu’il faudra compter dans les échanges à venir.

                Chaque difficulté surmontée, chaque étape franchie, ne nous dispense aucunement d’être à chaque instant face à l’inconnu.

                Dans le dialogue, il ne faut pas réfuter, argumenter, mais accueillir, s’accroître de tout ce que nous dit autrui, le mêler à notre substance intérieure.

                Ainsi, pour celui qui sait écouter et démêler le vrai du faux, la vérité, à la fois une et multiple, s’augmente-t-elle d’elle-même en toute occasion.

                Il m’a fallu arriver à trente ans pour comprendre que la timidité me limitait, me faisait manquer des rencontres, m’alourdissait, m’ôtait toute spontanéité, me plongeait dans des complications intérieures parfaitement stériles, et que je devais, non m’en accommoder comme je le croyais jusqu’alors, mais la combattre.

[…]

25 février

[…]

 Il est tout de même vertigineux de penser que chaque être – le plus fruste, le plus indigent – est unique, qu’il a une histoire propre, sa manière à lui d’exister, que son être intime est profondément singulier. Face à toute nouvelle personne qui se livre à nous, que nous apprenons à découvrir, il faut se tenir transparent, sans mémoire, sourd aux réactions du moi, et résolu à accueillir avec bienveillance, compréhension, cet être autre qui, parce qu’inconnu, insoupçonné, nous paraîtra d’autant plus surprenant.

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CHARLES JULIET, JOURNAL 2   1965 -1968, HACHETTE

 (édition originale)

p.31-35

 

 

 

 


ANTHOLOGIE SUBJECTIVE oeuvre de CHARLES JULIET | 13.08.2024 | JOURNAL I , 1957- 1964 | 1978

 

JOURNAL 1 CHARLES JULIET  HACHETTE 1978

Quatrième de couverture (extrait) édition originale :

Au tréfonds de l’être, une plaie suinte, que maintiennent à vif maintes de ces questions auxquelles il n’est jamais facile de fournir une réponse : vivre, le faut-il ? Et ce mot, vivre, comment le comprendre ? Quelles significations lui attribuer ? Et que doit-on faire de sa vie ? Quel sens lui donner – ou en recevoir ?  Et s’il semble rigoureusement indispensable de se connaître, cet être que je suis, quel est-il ? Dois-je le subir dans tout ce qu’il est ? Ou bien puis-je le transformer ?  Mais alors dans quel but, quelle intention ? Vais-je pouvoir brûler ce qui m’encombre, désenfouir mon noyau, ne garder en moi que ce qui procède de l’élémentaire, l’originel ? Et cet autrui dont je viens de vérifier à quel point il est mon semblable, vais-je pouvoir le rejoindre ?  Et si je cède à ce désir de me connaître, comment dissoudre l’angoisse qu’il suscite ? Comment vaincre la peur de la vie ? La peur de la mort ?...

Mais quand ces questions le taraudent, l’être n’est pas à même de se les formuler. Elles sont tout d’abord qu’un malaise, un désarroi, une lancinante sensation d’exil, l’âpre nostalgie de que l’on ne saurait nommer, une infranchissable solitude. Et c’est à son insu que l’être se trouve progressivement engagé dans une aventure dont il ne soupçonne ni en quoi elle ne réside ni où elle est susceptible de le mener.

Les notes rassemblées dans ce journal sont les traces laissées par un homme embarqué dans une telle aventure, et qui des années plus tard, devra s’avouer qu’en se scrutant la plume à la main, il n’a fait qu’obéir à un urgent besoin de se révéler à soi-même, se clarifier, s’unifier, à l’impérieuse nécessité d’accéder à la liberté, la connaissance, une ineffable lumière.

Dans ce premier volume, et parce que toute descente en soi est une descente aux enfers, on le découvre aux prises avec l’ennui, le dégoût, la peur, le marasme, la haine de soi, la menace d’une issue tragique. Mais rien ne peut le détourner de poursuivre sa quête. Armé d’une inflexible résolution, il s’acharne à se désentraver, se mettre à nu, explorer l’un après l’autre chacun des recès de son labyrinthe.

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CHARLES JULIET, JOURNAL 1 | 1957-1964, Hachette éditeur, 1978